- PSYCHIATRIE COMPARÉE
- PSYCHIATRIE COMPARÉEEmil Kraepelin a introduit en 1904 le terme de «psychiatrie comparée» pour désigner l’ensemble des études de psychopathologie différentielle, que ce soit entre les groupes culturels, entre les couches sociales, ou même entre les espèces (animale et humaine). Jugeant cette perspective trop large. E. D. Wittkower a proposé une terminologie plus directement liée au comparatisme ethnologique, en fondant, en 1906, à l’université Mac Gill de Montréal, un centre et une revue de recherches psychiatriques transculturelles (Transcultural Psychiatric Research ). Pour désigner le même domaine d’étude, les ethnologues, de leur côté, parlent d’ethnopsychiatrie. Ces néologismes reflètent assez bien une situation historique au cours de laquelle le psychiatre et l’ethnologue se sont rencontrés pour faire face aux problèmes que pose la transplantation des concepts et des techniques de la psychiatrie occidentale dans les pays pauvres. Cette situation néanmoins risque d’être provisoire. La période de la psychiatrie transculturelle ou transplantée est peut-être en train de s’achever au moment où l’implantation de la psychiatrie dans les pays en voie de développement commence à être prise en charge par les autochtones. Les néologismes qui semblent aujourd’hui commodes pourraient bien paraître désuets dans une nouvelle conjoncture. Cependant, les réactions du soignant vis-à-vis du soigné continueront à faire partie du problème à résoudre, puisque, en ces matières, la relativité de l’observation découle des relations transférentielles qui s’établissent, qu’on le veuille ou non, entre médecin et malade. En outre, la méthode comparative fait partie intégrante de l’humanisme, et il existera toujours une psychiatrie comparée de même qu’il y a une littérature comparée, un droit comparé, une histoire comparée. Enfin, il n’y a aucune raison de séparer en principe l’ethnologie et l’histoire dans l’étude des diverses conceptions de la maladie et de la thérapeutique. La comparaison entre les époques et les cultures doit apparaître de plus en plus non comme une spécialité marginale mais comme un instrument général d’analyse. La psychiatrie, comme toute psychologie, est une science mixte, en partie physiologique, en partie sociale. La psychiatrie comparée est une branche de la psychiatrie sociale; elle comporte un double aspect: épidémiologique, en liaison avec la démographie, et culturel, en liaison avec l’histoire et l’ethnologie.Médecine et traditionsIl y a quelques années, en Afrique, il n’y avait pas une seule consultation à l’hôpital qui ne s’accompagnât parallèlement de consultations auprès de guérisseurs-devins. Pourquoi? Parce que le problème de la «maladie» est aussi celui de l’anxiété humaine et que la réponse à l’anxiété n’est pas seulement médicale mais aussi traditionnellement religieuse. Il faut entendre ici par «religion» quelque chose d’apparemment diffus mais de remarquablement construit qu’on appelle la «coutume», le lien qui unit les vivants et les morts dans une même communauté. Toute maladie est un signal d’angoisse qui appelle des rites ; elle est un signe divinatoire par lequel se révèlent soit les mânes des ancêtres (appelant les vivants à leur rendre un culte), soit l’action maléfique d’un magicien ou l’emprise des sorciers (sortes d’anthropophages spirituels dont les rêves dévorants sont, comme au Moyen Âge, la «gueule» de l’enfer). Dans la mesure où les religions coutumières assurent aux ancêtres la perpétuité d’un culte et d’une descendance, elles garantissent aussi la fécondité du groupe. C’est pourquoi elles ont des rapports beaucoup plus étroits que les religions missionnaires ou doctrinales avec tout ce qui concerne la maladie ou le danger vital. Il existe sans doute des connaissances positives dans le traitement des maladies, mais elles sont beaucoup moins instructives pour le psychologue que les procédures rituelles, qui doivent être analysées comme des mécaniques de précision. Ainsi, dans les rites de possession, les observateurs sont frappés par le côté spectaculaire, la transe, qui est une sorte de bovarysme religieux (Michel Leiris) où l’individu rêve d’être un autre; mais l’essentiel du rite est la révélation du nom de l’esprit ancestral ou du dieu qui habite le corps du sujet et qui doit être transféré dans un autel dont l’ancien malade deviendra le prêtre. Il s’agit d’un rite de révélation inaugurant ou commémorant la fondation d’un culte. Le détail du rite, qui tend à effectuer le passage du corps à l’autel ou de l’incorporé ineffable au publiquement symbolisé, est un excellent modèle du processus de symbolisation. Qu’est-ce qu’une guérison rituelle? C’est un déplacement de symptômes, qui remplace la maladie par une dépendance vitale de l’individu à l’égard d’une communauté rituelle. Ce que nous appelons en Europe le «miracle» est quelque chose d’analogue; le miracle appelle à la conversion, il renforce l’adhésion à une communauté hors de laquelle désormais il n’y a point de salut. L’efficacité magique est un déplacement de symptômes; elle crée des liens transférentiels extrêmement puissants hors desquels il n’y a point de salut. Les anciens n’avaient pas tort quand ils disaient qu’un peuple ne peut vivre sans religion, c’est-à-dire non pas sans un credo (la plupart des religions n’en ont pas), mais sans une communauté de rites qui défende les humains contre la catastrophe biologique. Ne pratique-t-on pas en Occident le culte du soldat inconnu, des monuments aux morts, des cimetières? Le refoulé n’est que l’apparemment désaffecté, mais il est persistant.L’attitude analytique et scientifique à l’égard de la «maladie» ne saurait coïncider avec les réactions obscurément émotionnelles du sens commun. Une explication de la maladie est autre chose qu’une doctrine normative de la santé. Il serait illusoire de croire que les guérisseurs, devins ou prophètes peuvent être traités comme des «psychiatres traditionnels», des doublets cérémoniels du médecin. Lorsque ce genre de syncrétisme a été pratiqué (en Côte-d’Ivoire, par exemple), il a donné des résultats moralement et politiquement troubles. Les différences doivent être reconnues pour ce qu’elles sont. Il appartient aux éducateurs ou aux administrateurs de l’hygiène publique d’avoir une doctrine positive de la santé, au sens où une doctrine prudentielle formule des directives, des conseils, un idéal – ce en quoi elle ne saurait se confondre avec une théorie explicative. Au regard de la connaissance théorique, le pathologique possède en quelque sorte une réalité positive, que l’on peut décrire, analyser, caractériser, alors que le «normal» a la signification négative consistant à indiquer une limite à l’intervention thérapeutique, limite au-delà de laquelle le consultant est renvoyé à lui-même, à ce qu’il cherche, à ce qu’il veut. Au contraire, les représentations collectives du fou s’appuient sur une connaissance positive des normes sociales, à partir de laquelle elles définissent négativement l’anomalie. Et, comme seul un comportement peut être soumis à des normes, l’opinion publique est préoccupée par le comportement des anormaux, des criminels et des pervers. Il est clair que l’opinion publique confond ici le symptôme et la maladie. Un comportement n’est pas une maladie, il ne peut être qu’un symptôme. La fascination ou la phobie du symptôme est inévitable puisque, au regard de la prudence collective, le fou n’a plus rien qui lui soit moralement ou personnellement imputable; il est irresponsable, hors de son bon sens, hors de soi. Cette définition par expulsion a quelques avantages, mais elle a aussi des inconvénients. Nous disons du malade mental : «Il est un peu parti.» Dans l’Afrique de l’Ouest, cela doit s’entendre littéralement: «partir en brousse» est une expression consacrée, un des comportements que l’on attend du fou. Le pauvre diable se conforme souvent à cette conduite stéréotypée, quasi suicidaire. On n’a pas attendu l’invention de l’hôpital pour reléguer les fous dans des lieux d’où l’on ne revient guère. Dans certains villages montagnards proches du Fouta-Djalon, lorsque le fou ne se décide pas de lui-même à partir en brousse, on l’emmène à la chasse où, comme chacun sait, il arrive des accidents dont on ne revient pas. Sans doute, il est exact que la vie campagnarde est tolérante aux simples d’esprit et que la religion offre un emploi aux âmes tourmentées, mais, quand le seuil de tolérance est atteint, il ne reste à celui qui est sorti du sens commun qu’à mettre en acte sa propre définition.Le vocabulaire ethnique nomme surtout des symptômes (comportements ou attitudes) ayant une signification pour le groupe. Qu’il s’agisse du latah des Malais (nervosité diffuse, écholalie), du berserk des anciens Scandinaves (le raptus furieux du guerrier) ou de l’enfant nit ku bon des Sénégalais (tendance autistique), chaque cas, même lorsqu’il est décrit avec finesse, est apprécié en fonction d’un modèle culturel typique évoquant à la fois l’anomalie et la norme qui attribue un rôle conventionnel tant au sujet qu’à l’entourage. Apprendre le vocabulaire coutumier de la maladie, c’est apprendre ce que chacun de ses éléments signifie socialement, afin de pouvoir comprendre ce qui sert à exprimer des désirs et des craintes de l’individu, lesquels ne coïncident pas nécessairement avec le modèle culturel. Aujourd’hui encore, le vocabulaire français familier est plein de résidus mythologiques. Nous disons: «Il est piqué» (sous-entendu par une tarentule) sans savoir que nous utilisons une formule évoquant un vieux rite de possession, le tarentisme ou tarentulisme. Mais le tarentisme est-il un trait pathologique ou un rituel de guérison? L’un et l’autre; seulement le vocabulaire des symptômes ne permet pas de résoudre l’ambiguïté. Il faut donc se garder de transformer en «catégories psychiatriques» locales des appellations populaires typiques qui participent à l’ambiguïté du symptôme et doivent être l’objet plutôt que l’instrument d’une analyse.On voit ainsi que l’introduction de la méthode comparative en psychiatrie affronte des problèmes complexes. Loin de se limiter à un inventaire des symptômes, la comparaison doit rendre plus sensible la différence entre les symptômes apparents (qui sont des formations de compromis) et les structures névrotiques ou psychotiques qui caractérisent une évolution personnelle. La comparaison aide aussi à comprendre pourquoi l’attitude analytique, indispensable à l’intelligence du transfert aussi bien qu’à toute élaboration théorique, se distingue inévitablement des prudences du sens commun. Enfin, la comparaison est un moyen d’extraire d’observations isolées et parcellaires un ensemble de traits descriptifs qui peuvent être systématiquement reliés dans une explication. Ne jamais considérer une croyance ou une pratique isolément, mais reconstituer le système des classifications sociales ou l’éventail des alternatives à l’intérieur desquelles se trouve placé l’individu. Ne jamais confondre le biographique et le typique. Rechercher toujours les matériaux psychologiques avec lesquels se construisent à la fois le normal et le pathologique. Comparer, c’est redécrire en expliquant ce que l’on a une première fois décrit en observant.Comparaisons nosographiquesIl est facile d’illustrer par de nombreux exemples la distinction que l’on vient de faire entre comportement et structure, entre trait symptomatique et organisation de la personnalité. On trouve dans les sociétés archaïques un grand nombre de conduites obsessionnelles (telles que les ritualisations phobiques destinées à écarter un danger), alors que les structures névrotiques obsessionnelles sont rares et presque inexistantes dans de nombreuses populations d’Afrique et d’Asie. C’est seulement dans certaines civilisations comme celles de l’Occident ou de la Chine que les névroses obsessionnelles sont chose courante. Ainsi l’abondance des conduites obsessionnelles dans une population ne prouve pas que celle-ci compte beaucoup de personnalités obsessionnelles. Ce serait plutôt le contraire; il semble, dans ce cas, que l’individu se trouve dispensé de construire pour son propre compte un mode de défense contre l’angoisse que la société lui offre déjà tout construit. Cette observation peut être mise en relation avec d’autres. Par exemple, en Afrique occidentale, les formations de type sadique-anal sont peu élaborées dans les fantasmes, au point qu’on y observe une plus grande proximité qu’en Europe entre le registre oral et le registre phallique. Il en résulte, semble-t-il, pour les individus, une plus grande aptitude à subir des régressions profondes, ce qui n’est pas sans importance pour la clinique, comme on le verra. Auparavant, il convient de dissiper un malentendu.Les défenses du registre anal étant peu élaborées dans les fantasmes, on pourrait être tenté de conclure que le genre d’éducation reçue dans la petite enfance explique l’absence ou la rareté des névroses obsessionnelles à l’âge adulte. Bien que cette hypothèse paraisse justifiée, son interprétation prête à équivoque. Prétendre, comme avait tendance à le faire Abram Kardiner, que les formes d’éducation expliquent les traits généraux d’une culture, c’est oublier que l’éducation à son tour reflète la culture ambiante et c’est faire surtout une confusion à propos de l’étiologie des névroses. La question des rapports entre l’enfance et l’âge adulte est l’un des principaux apports de la psychanalyse, mais cette question prête à malentendu. Lorsqu’on parle des influences de la culture sur l’individu en matière de névroses et de psychoses, le point décisif à ne pas perdre de vue est l’hypothèse freudienne du refoulement après-coup (nachträglich ) ou du traumatisme en deux temps. Celle-ci, en résumé, se ramène à exclure tout déterminisme linéaire allant de l’enfance à l’âge adulte. Le traumatisme, ou l’influence pathogène, s’établit toujours en deux temps, le second événement étant, par voie associative, la reprise métaphorique ou métonymique d’une première série d’événements infantiles, et de telle sorte que le second événement fasse souvent écran à cette première série. Cela veut dire qu’une influence externe ou sociale ne peut pas être pathogène d’une manière directe, mais seulement d’après la manière dont s’effectue dans la biographie de l’individu la reprise du passé dans le présent. C’est d’ailleurs par des mécanismes de ce genre que parvient à se construire chez l’individu une relative autonomie personnelle. Kardiner, pour concevoir sa théorie des influences, s’était inspiré de son expérience sur les névroses de guerre, ce qui est un modèle très partiel de la vie sociale. La thèse freudienne de l’après-coup ou de la reprise du passé dans le présent doit être mise en rapport avec deux autres propositions: d’une part, l’affirmation que la sexualité chez l’être humain mûrit en deux temps assez espacés, ceux de la sexualité infantile et de la sexualité adulte, qui correspond à la période où se forme la personnalité – ce qui a pour effet de personnaliser notre sociabilité corporelle, c’est-à-dire la gamme des valeurs érotico-agressives qui sous-tendent nos relations avec autrui; d’autre part, l’affirmation d’après laquelle, dans l’organisation de notre vie émotionnelle, la fonction symbolique procède par des substitutions partielles qui associent, dans des unités signifiantes complexes, un fragment du présent à un fragment du passé, un intérêt actuel à des intérêts infantiles refoulés mais qui survivent sous des formes déplacées ou condensées. Lorsqu’on envisage les rapports entre l’individu et la culture, il faut, par conséquent, distinguer divers schèmes d’évolution personnelle, suivant qu’il s’agit de l’acquisition d’un savoir-faire ou de la genèse d’un investissement émotionnel. Un psychologue qui s’interroge (à la manière de J. Piaget) sur l’acquisition d’une habileté intellectuelle pourra remarquer des restructurations de l’activité par la substitution complète d’un système opératoire à un autre; un psychanalyste s’interrogeant sur l’intérêt personnel qui s’investit en cette tâche ou en d’autres trouvera que l’évolution s’effectue par des substitutions partielles, tout intérêt nouveau réemployant une part des attaches (ou fixations) antérieures. Pour illustrer autrement le même contraste, on notera que la civilisation technicienne occidentale tend à privilégier la modernité – et cela se comprend dans la mesure où le système opératoire d’une habileté est tout entier présent –, tandis qu’une civilisation fondée sur les relations de parenté et l’attachement aux liens communautaires tendra à privilégier la coutume et les valeurs ancestrales. Certes, les deux registres, affectif et intellectuel, ne sont pas sans réagir l’un sur l’autre. Ainsi, en corrélation avec les divergences existant dans l’élaboration des fantaisies anales, on peut observer qu’en milieu africain traditionnel une attitude de contemplation participante occupe la place que tient en Europe l’intellectualisation des pulsions sadiques valorisées par la pensée analytique et critique. On doit rendre compte des matériaux psychologiques avec lesquels une vie sociale se construit, car les valeurs sociales ont de subtiles résonances dans la manière dont la sensibilité et la motricité corporelle sont disponibles pour telle forme de vie plutôt que pour telle autre.Parmi les catégories nosographiques, celle qui a provoqué le plus de controverses est sans doute la schizophrénie sous ses diverses formes. Il y a quelques décennies, certains auteurs comme G. C. Seligman (1929) et Georges Devereux (1939) pensaient que la schizophrénie était inexistante dans les populations dites primitives, lorsqu’elles ont été suffisamment protégées des contacts extérieurs. Les recherches ultérieures n’ont pas confirmé cette opinion. En 1971, dans un manuel de psychiatrie transculturelle rédigé en manière de bilan, Wolfgang Pfeiffer écrivait: «La schizophrénie est une maladie courante chez tous les peuples et toutes les sociétés [...]. On connaît aujourd’hui une série d’exemples bien établis qui prouvent que les psychoses aiguës ou chroniques du groupe des schizophrénies sont présentes dans des sociétés traditionnelles peu touchées et qu’au moins dans les cas les plus marqués elles sont reconnues comme pathologiques par l’entourage.»La méprise des premiers chercheurs s’explique sans doute par les difficultés matérielles de l’investigation lorsqu’il s’agit de populations reculées qui échappent en partie à l’état civil et se défendent souvent contre les enquêtes trop indiscrètes de l’administration. Mais d’autres raisons peuvent être invoquées. Parmi celles-ci, la première serait que la question de la schizophrénie chronique a été en partie recouverte par la constatation d’un phénomène beaucoup plus massif en milieu hospitalier, à savoir la fréquence des bouffées délirantes, que les Anglo-Saxons appellent «schizophrénies aiguës». Cette fréquence a été signalée depuis longtemps en diverses régions d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique (cf. W. Pfeiffer, pp. 52-59). E. Kraepelin avait déjà relevé le fait à Java en 1909; il y avait vu un état d’excitation périodique. Les bouffées délirantes peuvent évoluer différemment. Elles sont souvent un moyen «paradoxal» pour résoudre certains conflits et pour liquider l’angoisse, surtout dans les sociétés qui, pour des raisons religieuses, guerrières ou autres, idéalisent les états paroxystiques, la guérison par la crise. En Afrique, elles ont pu être mises en relation avec ces éventuelles régressions profondes suivies de récupérations rapides dont on a parlé plus haut (cf. M. C. et E. Ortigues, Œdipe africain , 1966). Cependant, ces crises aiguës peuvent être aussi le prélude d’une évolution schizophrénique véritable. Il faut parfois du temps pour en juger.Une seconde raison, invoquée par G. Devereux, viendrait de ce que des psychoses hystériques auraient été prises à tort pour des schizophrénies. Mais cette objection peut difficilement être retenue à partir du moment où le diagnostic s’appuie sur une évolution à long terme. En revanche il est possible que, dans les populations qui poussent au paroxysme le besoin d’expressivité théâtrale, diverses pathologies revêtent un habillage hystérique. On pourrait se demander, bien qu’aucune étude approfondie ne permette d’en juger, si certaines civilisations ne privilégient pas les défenses hystériques comme d’autres les défenses obsessionnelles. Quoi qu’il en soit, il faut renoncer à l’idée que la schizophrénie serait un fruit tardif de la civilisation. P. Vincke, à propos du Ruanda, écrivait non sans humour: «Nous avons entendu de la bouche de nos schizophrènes africains parfois textuellement les mêmes phrases que chez les schizophrènes d’Europe, parfois nous avons trouvé les mêmes dessins, et parfois aussi ce même sourire guindé de la Joconde à la Vinci»(Meeting on Mental Health , Bukavu, 1958).Une autre catégorie nosographique, celle des états dépressifs, a donné lieu à des appréciations diverses. R. H. Prince notait en 1968 que la littérature sur ce point est difficile à interpréter, car il n’est pas rare de trouver à propos d’un même pays des avis contraires. Ces variations peuvent tenir aux équivoques de la terminologie. Par exemple, lorsque Kraepelin écrit que «les états dépressifs font complètement défaut à Java», on serait tenté de lui opposer des observations plus récentes, si l’on ne s’apercevait, d’après le contexte, qu’il entend parler des idées d’auto-accusation, c’est-à-dire de la mélancolie. On admet aujourd’hui plus communément qu’à l’époque de Kraepelin et de Freud la distinction entre dépression et mélancolie. Autre exemple de la variabilité des opinions: les rythmes maniaco-dépressifs peuvent être irréguliers, difficiles à apprécier, et J. C. Carothers, qui en 1948 signalait leur absence au Kenya, est revenu sur ce jugement en 1951 en admettant l’existence de formes atypiques. On se limitera ici à envisager la dépression simple et la mélancolie.En elle-même, la dépression simple n’est pas une névrose, bien qu’elle puisse se combiner avec des états névrotiques. D’après les travaux du Centre de l’université Mac Gill, les états de dépression simple ou vitale sont courants et indépendants de la culture, de la religion et de l’organisation sociale. Melanie Klein a montré, de son côté, que les périodes de dépression sont fréquentes chez les jeunes enfants. L. Szondi a mis en rapport les variations de l’humeur avec le problème du contact et de la séparation. La signification psychologique de l’humeur peut, en effet, se relier à ces formes élémentaires de symbolisation que sont la présence et l’absence, l’apaisement par le contact (lorsqu’il n’est pas troublé par l’anxiété de la mère) et les réactions «abandonniques» à la solitude. Des études faites à Dakar par M. C. Ortigues, E. Ortigues et J. Rabain ont montré que la multiplicité des contacts de corps à corps entre l’enfant et la mère, puis entre les compagnons de jeu, ainsi que, par la suite, le besoin de «s’accompagner avec», de se donner la main, de se toucher, apparaissent comme des régulateurs sociaux de l’humeur. Il ne s’agit pas là seulement de proximité physique, car c’est en découvrant les divisions de l’espace social (le carré familial, le village et ce qui est au-delà) que l’enfant apprend ce qui est permis ou interdit à l’égard des diverses catégories de personnes. Prétendre que, dans les sociétés ayant une structure familiale dense, la dépression n’existe pas serait difficilement conciliable avec l’extraordinaire besoin de contact dans les relations quotidiennes. On s’expliquerait mal l’intensité de ce besoin s’il ne servait à protéger contre les menaces de dépression que porte avec elle la solitude.En revanche, les thèmes mélancoliques de l’auto-accusation aussi bien que les thèmes projectifs de la persécution appartiennent à une construction psychologique beaucoup plus élaborée, celle de l’éthique ou du surmoi. La mélancolie avec délire d’auto-accusation ou reproches adressés à soi-même ne se trouve que dans les sociétés où la culpabilité est intériorisée par la religion et le développement de l’individualisme. Ailleurs le sentiment de la faute tend à se projeter sur des forces hostiles supposées intervenir contre le sujet; la faute et le malheur sont également l’effet de puissances intentionnelles extérieures; l’individu est victime du destin, des êtres surnaturels, des sorciers, des diables, des ennemis malveillants et même des microbes, des administrations, des patrons. Les thèmes persécutifs ne sont pas réservés à la seule paranoïa, ni les thèmes d’auto-accusation à la seule mélancolie. L’angoisse de culpabilité, qu’elle soit intériorisée dans le reproche qu’on se fait à soi-même ou projetée dans le reproche visant autrui, n’est pas spécifique d’une nosographie particulière; elle se retrouve partout. Simplement, les formes délirantes accentuent le relief et soulignent d’un trait plus net ce qui est en jeu dans la construction de l’éthique.L’hypothèse d’après laquelle le noyau infantile des névroses (ou complexe d’Œdipe) est lié à la genèse du surmoi ou de la conscience morale signifie que la distinction entre le permis et l’interdit est d’abord érotisée et personnalisée dans l’autorité parentale. L’émergence de la relation à trois dans les fantasmes correspond à l’émergence d’une série de questions sur l’origine de la vie (le couple parental), sur le sexe (pulsions homosexuelles et hétérosexuelles) et sur la loi (le permis ou l’interdit, la réversibilité des rôles ou, au contraire, leur hiérarchie asymétrique). Dans les fantasmes, les interrogations du sujet, au lieu d’être directement formulées, se présentent sous couvert de réponses données à des situations imaginaires. C’est ainsi que les fantasmes de mutilation corporelle et de mort en liaison avec les personnages paternel ou maternel sont la dramatisation infantile d’un procès de différenciation entre le symbolique et l’imaginaire ou, plus précisément, entre la règle sociale et l’idéalisation narcissique. La diversité des systèmes de parenté ne change pas l’émergence de ces fantasmes mais seulement leur évolution. D’ailleurs, la tendance à lier le problème moral et celui des origines, la coutume et la loi des ancêtres (ou des pères morts, idéalisés), l’apparition de la faute et celle de la mort est assez banale dans la mythologie.On notera enfin que, dans la comparaison entre mythes, fantasmes et délires, il ne suffit pas de relever des thèmes semblables; il importe surtout de voir comment chacun utilise les croyances mythologiques dans ses rapports avec l’entourage. Il peut y avoir un usage délirant des croyances mythologiques. C’est une confusion de parler, comme on le fait quelquefois, de «délire de sorcellerie». Car si, de fait, le sujet est délirant, il tendra à déformer le modèle culturel. Or de telles déformations sont significatives. Lorsqu’elles apparaissent, par exemple à l’occasion de bouffées délirantes, elles peuvent donner des indications importantes sur les tensions familiales et fournir des éléments de pronostic quant à l’évolution personnelle du sujet.
Encyclopédie Universelle. 2012.